Deux articles éclairants sur le devenir des orchestres et le naufrage des CNSM face à la professionalisation de leurs élèves. ResMusica
L’excellence française à l’heure du virage générationnel
Le 1 avril 2019 – Pascal Lagrange
Voici le temps des anniversaires, sept orchestres français fêtent leurs 40 ans (1) et l’Orchestre National de France deux fois 40 ans. Soit globalement une vie de travail pour un musicien. Est-ce aussi une fête pour les jeunes musiciens ?
C’est en 1975 que l’ORTF cesse d’exister, avec lui le réseau d’orchestres de radio disparaît. Marcel Landowski est chargé de reconstituer et de développer le maillage des orchestres en France. Ainsi de 1969 avec l’Orchestre de Paris jusqu’à 1987 avec l’Orchestre de Saint-Étienne, s’étale la création d’une dizaine d’orchestres. Leurs musiciens prennent maintenant leur retraite et depuis quelques années un « turn-over » se met en place. Pendant encore quelques années les places seront nombreuses. L’on pourrait croire que c’est une chance pour les étudiants en musique qui espèrent que leurs années d’apprentissage instrumental déboucheront sur des emplois. Mais, paradoxalement, il se trouve que les orchestres peinent à trouver les musiciens de qualité susceptibles de leur convenir pour renouveler les postes. Comment cela peut-il être possible ?
En effet il faut maintenant de plus en plus souvent organiser plusieurs recrutements pour pourvoir un poste, car les concours sont jugés infructueux. Ce n’est pas nouveau : dans son étude de 1993, le département de la prospective du Ministère de la Culture relevait un indice de difficulté de recrutement qui témoignait du nombre de concours à organiser pour pourvoir un poste. Ainsi, par exemple, sur la période 1988-1991, il fallait organiser en moyenne 1,59 concours pour un poste de violon solo, 1,33 pour un poste de contrebasse tutti, 1,23 pour une flûte mais seulement un pour les postes de cors, tubas, percussions.
Ce qui est nouveau c’est qu’aujourd’hui les concours peinent à être productifs, ce pour tous types d’instruments ou d’orchestres. Alors qu’il y a 30 ans le nombre moyen de candidats pour un concours était de 9 à 20 pour des cordes et de 15 à 33 pour des vents, le minimum est maintenant autour de 25, voire plus de 80 pour des concours. Concours qui se sont généralisés avec des épreuves nécessitant deux à trois jours, tant les candidats sont nombreux. Que nous dit cette situation ? Que le déséquilibre entre l’offre de postes et la demande d’emploi des nombreux candidats serait au bénéfice de la qualité des concours ? Non, le taux d’échec élevé de ceux-ci trahit un affaiblissement qualitatif des candidats, tout du moins en regard de l’exigence souhaitée.
Mais que font les conservatoires ?
Après la création des orchestres fut mis en place le « plan de dix ans en faveur de l’enseignement musical » dit plan Landowski, qui s’est concrétisé, seulement, par la création d’un second Conservatoire National Supérieur de Musique à Lyon en 1980. Car il a fallu attendre 30 ans pour que les premiers « pôles d’enseignement supérieur » prévus par ce plan soient mis en place. Le processus de Bologne, lui, uniformise avec le reste de l’Europe les diplômes musicaux avec les Licences, Master, Doctorats.
Forts de ces nouveaux labels parachevant leurs études, les jeunes musiciens voulant accéder au secteur professionnel se retrouvent alors dans une forte concurrence. Car ce sont maintenant les élèves de dix pôles en sus des deux conservatoires supérieurs ayant tous au moins le DNSPM (diplôme national professionnel de musicien) qui prétendent à du travail.
Une tradition d’excellence
Historiquement, au sommet de l’enseignement artistique, succédant à l’Académie Royale de Musique créée en 1669, le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, et plus tard celui de Lyon ont formé les meilleurs instrumentistes et artistes pendant des siècles. Pour la période récente, les anciens des CNSMD ont constitué l’élite de la musique française et nourrissaient les orchestres nationaux et étrangers. Reconnue dans le monde entier, l’école française est à l’origine de nombreux courants. Le hautbois de Marcel Tabuteau à New-York et Philadelphie. L’école de trompette de René Voisin à Boston, son fils Roger, ainsi que Georges Mager, et Marcel Lafosse, mais aussi le bassoniste Raymond Allard et le contrebassiste Gaston Dufresne. Plus près de nous, Mathieu Dufour à la flûte à Chicago puis Berlin, le hautboïste François Leleux à l’orchestre de Munich, Yann Ghiro clarinettiste de la BBC puis à Cleveland, Philippe Litzler trompettiste à la Tonhalle de Zurich, les trombonistes Joël Vaisse et Henry-Michel Garzia illustrent les orchestres de Floride et de Bâle, etc.
Tous perpétuent la tradition d’excellence française qu’ont permis les conservatoires supérieurs. Mais ces grands noms cachent les nombreux échecs de l’enseignement de la musique, même au plus haut niveau ! Le défi des CNSMD : comment être une grande école reconnue ?
En 1995, une étude sur l’accès à l’emploi des anciens des CNSMD de Paris et Lyon (2) questionnant les diplômés de 1979 à 1990, fait ressortir un taux de réussite de 68 % pour Paris et 55 % pour Lyon. Mais seule la moitié de ceux-ci sont en CDI ! Et encore, 60 % des élus à l’emploi sont des enseignants. Finalement, seuls 24 % des étudiants des conservatoires supérieurs fournissent les orchestres et ensembles, comme permanents ou intermittents.
En 2018, le CNSMD de Paris affiche 53 % d’accès à la professionnalisation de ses étudiants mais Lyon arbore un étonnant 92 %. Comment se pourrait-il qu’un tel écart tant avec Paris qu’avec le passé soit possible ? Il est fort à craindre que ce dernier chiffre trahisse la méthodologie de l’enquête lyonnaise, et qu’il soit plutôt le reflet de l’impossible aveu des musiciens à faire part et à reconnaître pour eux-mêmes l’échec de leurs ambitions. D’autant que l’intermittence offre la possibilité de se maintenir dans l’illusion. Comme le relève Pierre-Michel Menger (3) l’on peut se plaire de relever du statut d’intermittent du spectacle sans en avoir les conditions, puisque plus de 50 % d’entre eux bénéficient du RSA et non de l’assurance chômage, par manque d’activité suffisante.
Les conservatoires supérieurs, vraiment de grandes écoles ?
Avec deux dynamiques contraires qui s’opposent, celle de l’excès de musiciens diplômés et celle d’une croissance des orchestres qui ne s’est pas confirmée, les deux CNSM doivent adapter qualitativement et quantitativement le niveau de leurs musiciens sortants. Car il ne faut pas croire que le nombre prodigieux d’ensembles dits « spécialisés » de musique baroque ou contemporaine pallie l’arrêt du maillage d’orchestres permanents dans les années 80. Ces structures travaillant au coup-par-coup (mode projet), usent de l’intermittence, et participent à l’atomisation de l’emploi musical qui fait le modèle de précarité actuel. La part de 60 % des musiciens diplômés de CNSM se tournant vers l’enseignement déjà relevée en 1995, démontre que les conservatoires de régions et écoles de musique n’étaient pas boudés par l’élite musicale. Mais aujourd’hui tout ce champ se restreint. Les écoles, notamment les plus petites, ferment et les orchestres réduisent leurs effectifs. On assiste avec cet excédent de diplômés de CNSM et de pôles supérieurs à une dilution qualitative que la difficulté des orchestres à recruter démontre.
Ce n’est qu’en adaptant leurs classes au volume d’emploi que les conservatoires supérieurs pourront retrouver l’excellence artistique qui satisfera les postes en concours et permettra aux étudiants d’accéder à l’emploi. Les talents formés il y a 30 ans en France et qui essaiment de par le monde actuellement, non seulement manquent aux orchestres français (l’Orchestre de Paris est 28e mondial) (4), mais également ne transmettent pas aux étudiants de CNSM ce qu’ils ont acquis de leur expérience internationale.
Sans une réelle remise en question, les CNSMD ne pourront prétendre au titre de grandes écoles, comme les HEC, ENS, Sciences-Po, Polytechnique dont les étudiants ont un avenir assuré. Ils ne resteront que des fabriques à chômeurs… à environ 50 %.
(1) les orchestres de Lille, Metz, Cannes, Montpellier, l’Ensemble InterContemporain, le Philharmonique de Radio-France et l’Ensemble Orchestral de Paris (aujourd’hui Orchestre de chambre de Paris).
(2) Les anciens étudiants des Conservatoires nationaux supérieurs de musique de Paris et de Lyon, de 1979 à 1990, Département des Études et de la Prospective 1995.
(3 Pierre-Michel Menger, Les intermittents du spectacle. Sociologie du travail flexible 2011 éditions EEHESS
(4) https://bachtrack.com/fr_FR/worlds-best-orchestra-best-conductor-critics-choice-september-2015
Les musiciens classiques ont-il mangé leur pain blanc ?
Depuis la création de l’Orchestre de Paris par Marcel Landowski en 1969, cinquante années viennent de s’écouler. Des années fastes pour la musique et les auditeurs. En effet, c’est le point de départ d’une complète réorganisation des orchestres de l’ORTF ; mais aussi de création de structures permettant de ne laisser aucun territoire (ou presque) non pourvu d’orchestre ou d’opéra.
Ces formations, parfois modestes quand elles étaient créées ex-nihilo, se sont développées pour devenir des éléments majeurs d’interprétation du patrimoine musical ou de création contemporaine. Labellisées nationales, spécialisées parfois dans des répertoires qui leur sont propres, comme la musique française pour Toulouse ou le compositeur Jules Massenet à Saint-Étienne.
Pour exemple, observons l’Orchestre de Toulouse qui compte 125 musiciens, c’est à dire bien plus que le nombre de musiciens de fosse initial de l’opéra. Ou alors Montpellier, où les spectateurs ont pu bénéficier de la proposition de Maurice Fleuret pour voir fleurir dans leur ville en 1979 un orchestre de quarante musiciens qui deviendra une formation philharmonique de quatre-vingt-quinze musiciens en 2001 lors de son passage en Opéra National. C’est dire ce que le travail du binôme Landowski/Fleuret a pu apporter à la musique classique en France.
Ces deux exemples illustrent ce qui s’est passé de façon générale avec les créations et recompositions des orchestres pour cette période. Maintenant, ce sont plus de trente-trois formations qui diffusent des concerts de musique classique sur le territoire. En 1984, une convention collective structure et norme les usages, et des salaires minimum sont fixés en 2004. Pour les orchestres relevant du public, la saugrenue loi Galland de 1987 qui enfermait les musiciens dans la précarité de contrats de trois ans est modifiée en 2012.
Quand le baroque se répand
Mais là ne s’arrête pas l’essor, car des tentatives de restauration de l’interprétation des musiques de l’époque classique – appelée faussement baroque – sont nées des formations qui offrent de nouveaux horizons esthétiques. Également depuis cinquante ans, avec comme précurseur Jean-Claude Malgoire, ces ensembles spécialisés, jouant sur instruments de manufacture d’époque, viennent compléter ceux dévolus à la musique contemporaine. Plus d’une soixantaine d’entre eux ont une réputation majeure avec à leur tête des hérauts de renom. Philippe Herreweghe, William Christie, Marc Minkowski, François-Xavier Roth, Raphaël Pichon, Christophe Rousset… Une fédération de structures spécialisées, la FEVIS est créée en 1999 pour structurer et soutenir les 140 ensembles qu’elle représente.
La grande époque
La musique et les musiciens vivent alors une période heureuse voire faste. Les grands noms passent en France et les chefs d’orchestre Karajan, Solti, Prêtre, Bernstein, Plasson font rayonner les orchestres dans le monde entier. Les conditions matérielles sont là, afin qu’ils puissent bénéficier des meilleurs musiciens ainsi que de phalanges dimensionnées à la hauteur du répertoire qu’ils souhaitent aborder. Interpréter Mahler et Bruckner ou les œuvres modernes comme Le Sacre du Printemps et le Boléro demande d’imposants orchestres. Olivier Messiaen, Michel Decoust et Gilbert Amy ont sorti la musique contemporaine du minimalisme, en écrivant pour des formations plus grandes qu’à l’accoutumée, comme dans le Saint François d’Assise de Messiaen et le War Requiem de Britten, ou pour l’orchestre protéiforme nécessaire au Mass de Bernstein.
Outre les orchestres parisiens, ceux de Nice, Bordeaux, Toulouse, Strasbourg sont constitués de plus de cent musiciens. Les rémunérations sont à la hauteur de l’image qu’ils souhaitent se donner afin de pouvoir recruter et fidéliser les meilleurs instrumentistes. La rapide croissance et la professionnalisation des ensembles spécialisés [1] les poussent à offrir de fortes rémunérations pour attirer les musiciens spécialisés dans la maîtrise du luth, du théorbe, du traverso ou du cornet à bouquin.
Certes parfois concurrentielle [2], cette sécularisation de la musique et modernisation des modes de diffusion a fait sortir les musiciens de la marginalité. Et pourtant le ver était déjà dans le fruit.
Exister, c’est continuer de produire
L’actuelle crise à Radio France où les menaces de suppression d’un des deux orchestres de la Maison ronde se font de plus en plus claires, mais aussi les vieux « serpents de mer » de fusions en région PACA trahissent ce retournement. Les orchestres qui ont fait montre de surchauffe ont déjà réduit discrètement leurs effectifs. Bordeaux ne possède plus autant de musiciens que sous la baguette d’Alain Lombard. Nice est actuellement à quatre-vingt-cinq musiciens dans ses rangs, et Montpellier sort d’un très médiatisé plan de licenciement poliment appelé PDV qui acte la destruction de dix postes de musiciens.
Car sous les contraintes économiques, la variable d’ajustement ne peut se faire ailleurs que sur les frais fixes. Exister, c’est continuer de produire si l’on ne veut être condamné à fermer les saisons pour ne plus offrir qu’un simple festival. Et pendant cette période, les ajustements s’exerçaient continuellement sur les salaires. Lire L’Orchestre nu de François Dupin (1981) suffit à nous faire prendre conscience qu’être musicien aujourd’hui n’est plus cette position sociale dépeinte par l’ancien timbalier de l’Orchestre de Paris.
Les ensembles spécialisés ne sont pas épargnés et les rémunérations qui faisaient pâlir d’envie leurs homologues sur instruments modernes ne sont plus que souvenirs. Maintenant, c’est au forfait journalier que sont engagés les musiciens, ce quel que soit le nombre de services et leur durée quotidienne.
Las, cette pression sur les salaires n’a pas suffi. L’ensemble des structures est touché par des subventions en baisse et des impératifs d’immédiateté de retour d’image imposés par les tutelles locales. Outre le fait que les programmations s’approprient les courants de la culture de masse pour espérer attirer du public, il faut encore plus baisser les coûts pour tenter de maintenir l’équilibre. Les orchestres réduisent leur nombre de musiciens permanents quitte à abuser du CDD d’usage (contrat a durée déterminée toléré dans le spectacle vivant) et à accroître le nombre d’artistes relevant de l’annexe X de l’assurance chômage [3].
Au vu de l’analyse de Pierre-Michel Menger, force est de constater les effets de ces choix et la bascule entre la part travail et indemnisation des revenus des musiciens. Une « saltimbanquisation » des musiciens accrue par l’inconséquence des structures de formations qui n’adaptent pas à la demande le nombre de musiciens qu’ils forment.
Pour finir sur une note plus légère, il me faut citer Raymond Devos dans son sketch L’Artiste qui somme toute fait état d’une grande clairvoyance : « Mesdames, messieurs la planche pourrie sur laquelle j’ai eu l’honneur de sombrer pour la dernière fois devant vous ce soir, était subventionnée par le ministère de la Culture ! » Et il coule avec la subvention…
[1] Pierre François, Le monde de la musique ancienne : Sociologie économique d’une innovation esthétique, Economica 2005.
[2] Pascal Lagrange, Regard sur le spectacle musical français, Edilivre 2017.
[3] Pierre Michel Menguer, Les intermittents du spectacles, EHESS 2005.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.